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CEDH, NEMTSOV contre RUSSIE
CEDH, 31 juillet 2014, no. 1774/11
samedi 27 juin 2015
Nous reproduisons ci-dessous le communiqué de presse de la Cour européenne des droits de l’homme concernant cet intéressant arrêt dont un bref commentaire se trouve ici.
Dans son arrêt de chambre, non définitif [1] rendu ce jour dans l’affaire Nemtsov c. Russie (requête no 1774/11), la Cour européenne des droits de l’homme dit, à l’unanimité, qu’il y a eu :
- violation de l’article 11 (liberté de réunion et d’association) de la Convention européenne des droits de l’homme,
- violation de l’article 6 § 1 (droit à un procès équitable),
- violation de l’article 5 § 1 (droit à la liberté et à la sûreté),
- violation de l’article 3 (interdiction des traitements inhumains ou dégradants), et
- violation de l’article 13 (droit à un recours effectif) combiné avec l’article 3.
L’affaire concerne l’arrestation et la détention de Boris Nemtsov, un dirigeant de l’opposition connu, après qu’il eut participé à une manifestation politique, ainsi que sa condamnation pour avoir commis une infraction administrative.
La Cour juge en particulier que l’ingérence dans l’exercice par M. Nemtsov de son droit à la liberté de réunion était arbitraire et que la procédure dirigée contre lui risquait sérieusement de dissuader d’autres personnes de participer à des manifestations et à un débat politique ouvert.
Principaux faits
Le requérant, Boris Nemtsov, est un ressortissant russe né en 1959 et résidant à Moscou. Cet homme politique est un dirigeant de l’opposition connu. L’affaire concerne sa participation à une manifestation politique organisée à Moscou dans la soirée du 31 décembre 2010. À cette occasion, il fit un discours critiquant la condamnation pénale de Mikhaïl Khodorkovsky (l’ancien propriétaire de la compagnie pétrolière Ioukos) et condamnant la corruption dans l’administration publique, et il scanda des slogans contre le président Poutine.
M. Nemtsov fut arrêté à la fin de la manifestation et placé en garde à vue. D’après lui, des policiers lui barrèrent le passage alors qu’il se dirigeait vers sa voiture en compagnie de sa fille et de l’ami de celle-ci, et avant qu’il ne puisse quitter la zone qui avait été bouclée pour cette manifestation autorisée. Il soutient qu’il a été arrêté sans aucun avertissement ni aucune explication et qu’il n’a pas opposé de résistance aux policiers. D’après le gouvernement russe, M. Nemtsov a commencé à appeler les passants à participer à une autre manifestation, non autorisée, tout en lançant des slogans contre le gouvernement. Le Gouvernement soutient que deux policiers ont averti M. Nemtsov et l’ont sommé de cesser de semer l’agitation ; ils l’ont arrêté après qu’il eut ignoré leur avertissements et continué de scander des slogans.
M. Nemtsov déclare que, pendant sa garde à vue, il a été enfermé à l’isolement dans une cellule de petite taille dépourvue de fenêtre, d’installations sanitaires et de lit.
Le 2 janvier 2011, M. Nemtsov fut reconnu coupable d’une infraction administrative pour avoir refusé d’obtempérer aux policiers qui lui intimaient l’ordre de cesser de scander des slogans hostiles au gouvernement et pour avoir résisté à une arrestation légale. Il fut condamné à 15 jours de détention administrative. Il introduisit plusieurs recours à cet égard, sans succès. Il fut transféré du poste de police dans un autre lieu de détention, où il resta incarcéré jusqu’au 15 janvier 2011.
Griefs, procédure et composition de la Cour
Le requérant soutenait que son arrestation, sa détention et sa condamnation pour commission d’une infraction administrative avaient emporté violation à son égard des droits garantis par les articles 10 (liberté d’expression) et 11 (liberté de réunion et d’association). Sur le terrain de l’article 6 §§ 1 et 3 d) (droit à un procès équitable et droit d’obtenir la comparution et l’interrogation de témoins), il se plaignait également que l’audience tenue dans son affaire n’avait pas été publique et de ne pas avoir pu y participer effectivement ni obtenir la comparution dans les mêmes conditions que les témoins à charge de témoins pour sa défense. En outre, invoquant l’article 5 §§ 1 et 4 (droit à la liberté et à la sûreté / droit à un examen à bref délai par un juge de la régularité de la détention),
il alléguait que son arrestation et sa détention avaient été arbitraires, et se plaignait que sa détention n’avait pas fait l’objet d’un contrôle juridictionnel effectif. Sur le terrain des articles 3 (interdiction des traitements inhumains ou dégradants) et 13 (droit à un recours effectif), il dénonçait les conditions dans lesquelles il avait été gardé à vue et une absence de recours effectif relativement au grief tiré de l’article 3. Enfin, il s’estimait victime d’une violation de l’article 18 (limitation de l’usage des restrictions aux droits).
La requête a été introduite devant la Cour européenne des droits de l’homme le 10 janvier 2011. L’arrêt a été rendu par une chambre de sept juges composée de :
- Isabelle Berro-Lefèvre (Monaco), présidente,
- Elisabeth Steiner (Autriche),
- Paulo Pinto de Albuquerque (Portugal),
- Linos-Alexandre Sicilianos (Grèce),
- Erik Møse (Norvège),
- Ksenija Turković (Croatie),
- Dmitry Dedov (Russie),
- ainsi que de Søren Nielsen, greffier de section.
Décision de la Cour
Article 11
La Cour juge approprié d’examiner le grief tiré de l’article 11 à la lumière de l’article 10. Pour ce qui est des faits de la cause, la Cour relève que les parties s’accordent à reconnaître que M. Nemtsov a été arrêté une ou deux minutes au plus après avoir rejoint le cordon de police. Ce délai, indiqué par sa fille et l’ami de celle-ci, n’a été contesté à aucun moment. La controverse entre les parties porte sur le point de savoir si M. Nemtsov a proféré des slogans hostiles au gouvernement juste avant son arrestation, a ignoré les avertissements des policiers et a continué à semer l’agitation.
La Cour trouve les arguments de M. Nemtsov suffisamment convaincants et corroborés par les éléments de preuve et juge par ailleurs qu’il y a de solides raisons de douter des motifs officiels invoqués pour justifier son arrestation, sa détention et les charges administratives dirigées contre lui. En particulier, le compte rendu officiel n’explique pas pourquoi il a commencé à appeler à un rassemblement public aussitôt après avoir pris la parole au cours de la manifestation autorisée, ni qui pouvaient être les « passants » se trouvant à l’intérieur de la zone bouclée. Il ressort des dépositions des témoins que les personnes rassemblées près du cordon de police étaient des personnes qui avaient participé au rassemblement autorisé et qui souhaitaient quitter la zone bouclée mais sans pouvoir le faire. On se demande comment les événements décrits auraient pu se produire en l’espace d’une ou deux minutes. De plus, les images vidéo de la scène ne montrent pas M. Nemtsov en train d’agiter la foule et aucun des témoins oculaires, hormis les deux policiers qui
l’ont arrêté, ne l’ont vu se comporter ainsi.
La Cour conclut que l’arrestation de M. Nemtsov et les charges administratives dirigées contre lui n’avaient aucun rapport avec le but visé par la disposition de loi relative au refus d’obtempérer à des ordres de la police. L’ingérence dans l’exercice par M. Nemtsov de son droit à la liberté de réunion pacifique fondée sur une telle base juridique ne peut qu’être qualifiée d’arbitraire et illégale. De plus, les actes censés avoir été commis par le requérant – appel à une manifestation spontanée et
slogans hostiles au gouvernement – relèvent de la protection des articles 10 et 11. Il faudrait une solide justification pour donner l’ordre de faire cesser de tels actes, à supposer qu’ils aient été commis. Cependant, les tribunaux russes ne sont pas entrés dans ces considérations.
La procédure dirigée contre M. Nemtsov puis sa détention ont eu pour effet de le dissuader de participer à des rassemblements de protestation voire de se lancer activement dans la politique dans le camp de l’opposition. Ces mesures étaient aussi fortement susceptibles de dissuader d’autres personnes de participer à des manifestations et au débat politique, surtout compte tenu du fait qu’il s’agissait d’une personnalité connue.
Dès lors, la Cour conclut qu’il y a eu violation de l’article 11 de la Convention.
Article 6
La Cour dit que la procédure administrative dirigée contre M. Nemtsov, prise dans son ensemble, a manqué d’équité et a donc été contraire à l’article 6. Elle prend en compte les conclusions qu’elle a formulées sur le terrain de l’article 11 et, notamment, le fait que les conclusions des tribunaux russes se sont fondées uniquement sur les déclarations des deux policiers qui ont arrêté M. Nemtsov, sans tenir du tout compte des éléments de preuve à décharge, abondants et cohérents,
au motif que les témoins ayant participé à la manifestation étaient de parti pris, ce que la Cour trouve difficile à justifier.
Article 5
Eu égard à sa conclusion selon laquelle l’arrestation, la détention et la courte peine
d’emprisonnement de M. Nemtsov étaient arbitraires et illégales, la Cour conclut que sa privation de liberté était également contraire à l’article 5 § 1. Elle dit aussi qu’il n’y a pas lieu d’examiner séparément le point de savoir si le contrôle juridictionnel de la détention était conforme à l’article 5 § 4.
Articles 3 et 13
Le Gouvernement ne souscrit pas à la description faite par M. Nemtsov de ses conditions de détention au poste de police. Il n’a cependant fourni aucun élément de preuve à l’appui de sa version des faits et n’a pas non plus contesté la véracité d’un rapport rédigé par deux membres d’une commission publique de contrôle des lieux de détention, qui se rendus au poste de police le 1er janvier 2011 pour contrôler les conditions de détention de M. Nemtsov et ont confirmé sa description. Dès lors, la Cour juge établi que le requérant a été détenu à l’isolement pendant une quarantaine d’heures dans une petite cellule dépourvue de fenêtre, d’installations sanitaires et de
lit. Eu égard à l’effet cumulé de ces facteurs, elle juge que les conditions dans lesquelles il a été détenu lui ont causé une détresse et des tourments d’une intensité dépassant le degré inévitable de souffrance inhérent à la détention, et s’analysent ainsi en un traitement inhumain et dégradant. Dès lors, il y a eu violation de l’article 3 de la Convention.
La Cour conclut aussi à la violation de l’article 13 au motif que M. Nemtsov n’a pas disposé d’un recours effectif au plan interne pour faire redresser son grief tiré de l’article 3. Elle observe en particulier que les tribunaux russes ont rejeté à deux reprises ses plaintes relatives à ses mauvaises conditions de détention sans examen au fond. Autres griefs Eu égard à ses conclusions sur le terrain des articles 5, 6 et 11, la Cour considère que le grief tiré de l’article 18 ne soulève aucune question distincte.
Satisfaction équitable (article 41)
La Cour dit que la Russie doit verser au requérant 26 000 euros (EUR) pour dommage moral et 2 500 EUR pour frais et dépens.
L’arrêt n’existe qu’en anglais.
[1] Conformément aux dispositions des articles 43 et 44 de la Convention, cet arrêt de chambre n’est pas définitif. Dans un délai de trois mois à compter de la date de son prononcé, toute partie peut demander le renvoi de l’affaire devant la Grande Chambre de la Cour. En pareil cas, un collège de cinq juges détermine si l’affaire mérite plus ample examen. Si tel est le cas, la Grande Chambre se saisira de l’affaire et rendra un arrêt définitif. Si la demande de renvoi est rejetée, l’arrêt de chambre deviendra définitif à la date de ce rejet.
Dès qu’un arrêt devient définitif, il est transmis au Comité des Ministres du Conseil de l’Europe qui en surveille l’exécution. Des renseignements supplémentaires sur le processus d’exécution sont consultables à l’adresse suivante : http://www.coe.int/t/dghl/monitoring/execution.